Tayaut sur l’upcycling !
À cheval sur ses principes, Hermès a fait condamner pour contrefaçon et parasitisme une société qui recyclait ses célèbres « carrés » dans de nouvelles créations vestimentaires (lien vers la décision: https://pibd.inpi.fr/sites/default/files/2025-06/D20250014.pdf).
Il s’agit selon nous de la première décision sanctionnant sur ces fondements une pratique « militante » de l’upcycling (« surcyclage » en français) [1]. Cette technique en vogue consiste à récupérer des matériaux ou des produits usagés et à les transformer – ici de manière revendiquée – pour créer de nouveaux produits, d’une qualité ou d’une utilité supérieure.
Si la décision obtenue par Hermès paraît, sur les principes, aussi carrée que ses foulards, l’indemnisation octroyée (faible comparée aux demandes), illustre le caractère bien peu rémunérateur de certaines actions en contrefaçon.
À moins qu’il s’agisse d’une forme de mansuétude pour les acteurs de l’économie circulaire ?
I. FAITS
Hermès produit depuis 1937 des foulards en soie, communément appelés « carrés », imprimés de dessins empruntant à différents thèmes.
En 2021, alertée par des parutions dans la presse, la maison de luxe a constaté qu’une société commercialisait des vestes ornées d’empiècements (col, poignets, dos) réalisés à partir de foulards d’occasion. Cette société revendiquait en effet concevoir ses vestes à partir de vêtements ou accessoires « déjà commercialisés sur le marché de la seconde main, dans le style et l'esprit vintage » ce afin d'en faire « des modèles uniques au gré des commandes et des envies de sa clientèle ».
Sur son site internet et à son showroom (domicile personnel de la gérante [2]), la défenderesse proposait de choisir un modèle de foulard parmi 24 possibles (dont certains estampillés « Hermès ») avant de sélectionner un modèle de veste en jean Levi’s et différentes options de personnalisation.
Mise en demeure de cesser ces offres, la défenderesse a persisté. Hermès l’a donc donc assignée très classiquement en contrefaçon (de droit d’auteur et marque) et concurrence parasitaire.
II. ARGUMENTS DES PARTIES
A. Sur le droit d’auteur
La défenderesse osait soutenir en premier lieu qu’aucun des 24 dessins concernés n’était « original » (au sens du droit d’auteur) de sorte qu’ils ne pouvaient être considérés comme des « œuvres de l’esprit » protégeables.
Si cet argument est la vraie tarte à la crème des procès en contrefaçon de droit d’auteur, il n’avait au cas présent aucune chance d’aboutir, compte tenu de la grande variété (et beauté) des imprimés.
Reprenant à son compte l’argumentation développée par Hermès, le Tribunal rappelle que les dessins ont tous fait l’objet de contrats de cession de droits avec leurs auteurs respectifs et écarte l’argument d’absence d’originalité car chacun d’eux « constitue une combinaison de choix libres et créatifs portant l’empreinte de la personnalité de l’auteur ».
De manière moins pataude, la défenderesse arguait subsidiairement que, quand bien même ces dessins auraient été protégés par des droits d’auteur, ceux-ci avaient été « épuisés » du fait de la première commercialisation licite des carrés par Hermès.
L’article L. 122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle pose en effet une exception au droit d’auteur dite « d’épuisement du droit de distribution » : dès que « la première vente [d’exemplaires] d'une œuvre a été autorisée par l'auteur ou ses ayants droit sur le territoire » de l’UE ou de l’EEE [3], alors « la vente de ces exemplaires de cette œuvre ne peut plus [y] être interdite ».
Cette exception trouve un écho pratique dans notre quotidien : elle me permet par exemple d’acheter d’occasion des Blu-rays, maillots de football et autres chemises hawaïennes que d’autres avaient acquis licitement avant moi.
Mais elle ne saurait s’appliquer si l’œuvre concernée subit après sa première commercialisation le « remplacement de son support ». Je ne pourrai donc pas transformer mes chemises hawaïennes pour les revendre sous forme de papier peint.
En l’occurrence, le Tribunal considère que les œuvres – les dessins imprimés – ont vu leur support être remplacés. En effet, dit-il, « ce n’est pas la soie mais le foulard en soie qui doit être regardé comme le support de ces reproductions du dessin ». Ces foulards en soie, après découpe et incorporation aux vestes, se sont donc transformés en empiècements. Et chaque veste constitue dès lors « une nouvelle reproduction » du dessin, nécessitant l’autorisation du titulaire des droits.
Il importait donc peu que les foulards aient été acquis licitement en seconde main. Dès lors que la défenderesse a altéré le support initial de l’œuvre, elle devait requérir l’autorisation de Hermès, aussi bien pour remployer les foulards comme pièces de tissus que pour les représenter sur son site au moment du choix de la veste.
De manière audacieuse – quoique très maladroite là encore – la défenderesse escaladait la pyramide des normes pour opposer à Hermès deux droits prétendument fondamentaux. Selon elle, la commercialisation des vestes incorporant les carrés ne pouvait être sanctionnée car elle incarnait d’une part l’exercice de sa « liberté de création » [4] et d’autre part sa réponse à « l’urgence écologique » ; ces deux arguments primant, selon elle, sur le droit de propriété.
Le Tribunal a donc dû opérer un contrôle de proportionnalité entre les droits invoqués de part et d’autre.
Sur le premier point, il rappelle que si l’article 1er de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à « la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine », pose en principe que « la création artistique est libre », son article 2 tempère cette affirmation : la diffusion de la création artistique, si libre soit-elle aussi, s'exerce « dans le respect des principes encadrant la liberté d'expression et conformément à la première partie du code de la propriété intellectuelle ».
Le Tribunal renvoie donc la défenderesse à ses études : « en se bornant à alléguer [qu’elle] fabrique des vestes “écoresponsables” dans le cadre d’un surcyclage, sans expliciter et justifier en quoi ces produits présenteraient un quelconque caractère artistique autre que celui conféré par les foulards », elle ne démontre pas que la production de ces vestes s’inscrit dans l’exercice de la liberté de création.
Et d’enfoncer le clou, à coup d’imparfait du subjonctif : « même à supposer que ces vestes présentassent un tel caractère, le tribunal ne peut que constater que sous couvert de sa liberté de création artistique, la [défenderesse]…entend en réalité s’affranchir de la législation sur le droit d’auteur pour fabriquer et vendre des produits dans le cadre de son activité commerciale, ce qui ne saurait donc justifier les atteintes aux droits patrimoniaux retenues ».
Sur le second point, le Tribunal remet un coup de trique.
Si la protection de l’environnement et le principe du développement durable font partie des objectifs affichés de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, et qu’ils sont susceptibles de justifier une restriction au droit de propriété, il note « qu’aucune disposition légale [n’érige] le surcyclage comme justifiant une restriction aux droits [de propriété intellectuelle] », et que « dans la mesure où le surcyclage des foulards litigieux s’inscrit dans le cadre de l’activité commerciale de la [défenderesse], il y a lieu de considérer que celle-ci poursuit un but lucratif et non de protection de l’environnement » de sorte que l’atteinte n’est pas justifiée par le droit à la protection de l’environnement.
En tout état de cause, conclut-il « même à supposer que la protection de l’environnement fût l’objectif recherché » [5], les foulards présentaient « une valeur économique intrinsèque sur le marché de la seconde main », et rien ne permet donc de constater qu’ils étaient « endommagés au point de perdre toute attractivité et de ne plus pouvoir être revendus tels quels au consommateur ». L’atteinte aux droits de Hermès était donc dans tous les cas disproportionnée.
Précisons en effet que la défenderesse vendait ses créations près de 900 € pièce. C’est donc là, dans le caractère lucratif de son activité, que le bât blesse la défenderesse. La décision aurait-elle été différente si la défenderesse s’était contentée de recycler les carrés pour son usage personnel, sans les revendre ? Il est largement permis de le penser.
B. Sur le droit des marques
Hermès reprochait également à la défenderesse de promouvoir son activité en utilisant sa marque verbale « Hermès », d’une part sur son site et ses réseaux sociaux (en employant des hashtags et mentions @), et d’autre part sur les morceaux même de foulards réemployés, où la marque était apposée.
En réponse la défenderesse soulevait à nouveau deux exceptions aux droits des marques, c’est-à-dire des cas dans lesquels l’usage de la marque d’autrui, bien que constaté, n’est pas sanctionnable dès lors que certaines conditions sont réunies.
D’une part, dans la même veine que pour le droit d’auteur, la défenderesse arguait de « l’épuisement » du droit de Hermès sur sa marque, tel que le prévoit l’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle. Selon la défenderesse, les foulards litigieux acquis en seconde main (et dont l’authenticité n’était pas discutée) ne pouvait qu’avoir été mis en circulation dans l’UE avec le consentement de Hermès ; qui ne pouvait donc en interdire la revente sur ce même territoire.
D’autre part, elle estimait que la reprise du terme « Hermès » était une « référence nécessaire », tel que la prévoit l’article L. 713-6 3° du Code, ayant pour but d’indiquer la provenance (et l’authenticité) des foulards.
S’agissant de l’épuisement, le Tribunal estime que la défenderesse ne prouve pas de manière irréfutable que les foulards utilisés avaient bien été introduits et vendus sur le territoire de l’UE avec le consentement de Hermès. La condition majeure de l’épuisement du droit de marque était donc absente. On note que c’est d’ailleurs souvent l’obstacle probatoire sur lequel trébuchent les défendeurs qui tentent d’utiliser l’épuisement comme moyen de défense.
Concernant la « référence nécessaire », le Tribunal répond, assez logiquement selon moi, que la défenderesse n’utilise pas la marque Hermès pour viser les produits authentiques de la maison (les foulards), mais les siens (les vestes qui incorporent les foulards). Cette exception, traditionnellement employée par les revendeurs de pièces détachées pour réfuter toute accusation de contrefaçon, est donc elle aussi inapplicable ici.
Et le tribunal de préciser que ni la liberté de création ni le protection de l’environnement ne justifient là encore ces atteintes.
C. Sur la concurrence déloyale et parasitaire
Hermès reprochait enfin à la défenderesse la reprise, sur sa page Instagram, de visuels tirés de précédentes campagnes publicitaires du sellier. Il s’agissait selon elle d’un préjudice distinct de la contrefaçon, la défenderesse se plaçant « sans bourse délier » dans le sillage des investissements réalisés par Hermès pour promouvoir son image. Sans grande surprise le Tribunal fait droit à cette demande, mais relativise immédiatement le préjudice subi, au regard de la très faible audience des publications, rapidement supprimées par la défenderesse.
III. DÉCISION
La responsabilité de la défenderesse étant retenue, elle est condamnée (outre aux classiques interdictions, sous astreinte, de perpétuer les pratiques ainsi sanctionnées) à indemniser Hermès.
La condamnation paraît toutefois bien faible, comparée aux demandes formulées par le sellier : à peine 10.000 € pour la contrefaçon des droits d’auteur et idem pour celle de la marque (Hermès en demandait 164.000 € en tout !), et encore moins, 1.500 €, pour le parasitisme (Hermès en demandait 40.000 €).
De telles sommes ne se trouvent certes pas sous le sabot d’un cheval. Mais pas de quoi non plus sonner l’hallali de la défenderesse.
Ce delta entre demandes et condamnations s’explique en tout cas par l’incapacité de Hermès à démontrer sérieusement son préjudice (économique et moral), le volume très faible de ventes des vestes litigieuses (moins de 20, soit un chiffre d’affaires total inférieur à 17.000 €), et sans doute une volonté du Tribunal de ne pas sanctionner trop durement une petite société qui tentait, en toute bonne foi, de donner une nouvelle vie à des produits de luxe.
Le Tribunal estime d’ailleurs que Hermès a failli à démontrer en quoi sa clientèle avait déserté ses boutiques au profit de la défenderesse, et rappelle fort opportunément que, en tout état de cause, la maison avait déjà tiré profit de la première vente des foulards.
Le Tribunal a en revanche la main leste sur les frais dits irrépétibles (en bref : les frais d’avocats), et accorde à Hermès pas moins de 20.000 € à ce titre (Hermès en demandait 30.000 €)…soit quasiment le même montant que les condamnations au fond.
On peut y percevoir une forme de « complément d’indemnisation » que les juges du fond usent de manière flexible (et souveraine…) lorsque, comme en l’espèce, la contrefaçon est manifeste mais que les faits ne permettent pas de définir précisément l’étendue des préjudices subis.
S’il est positif de constater que le tribunal analyse avec rigueur les prétendus préjudices avancés par les parties (et n’hésite donc pas à les balayer en l’absence de preuve ou de rationalité économique, comme ici), ce contournement – de plus en plus fréquent – du principe de « réparation intégrale » [6] a toutefois de quoi laisser un peu songeur [7].
On le savait déjà, Hermès étant une habituée des prétoires, mais plus que jamais : qui s’y frotte, hippique !
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[1] On peut citer deux décisions antérieures, qui diffèrent toutefois de la présente espèce car elles concernaient des actions de personnalisation/customisation (TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 12 févr. 2025, Rolex France SAS et al. c. Skeleton Concept SAS et al., 22/09315) ou de réparation (TJ Paris, 3e ch., 1re sect., 25 avr. 2024, Roset SAS c. Design Market SAS et al., 21/14571) de produits originaux, revendus ensuite par les défendeurs sous la marque d’origine (donc sans discours artistique ni écologique).
[2] Détail d’importance car il précipitera la mise en cause personnelle de la gérante, et sa condamnation solidaire à indemniser Hermès.
[3] Espace économique européen.
[4] Protégée par la Charte des droits fondamentaux de l’UE (article 11) et la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (article 10), quand le droit d’auteur est protégé par l’article 17 de cette Charte et le Protocole additionnel n°1 à la Convention.
[5] Une manière subtilement courtoise de juger les ambitions commerciales de la défenderesse.
[6] Qui dicte que responsable d'un dommage indemnise « tout le dommage mais rien que le dommage », sans qu’il n’en résulte ni appauvrissement ni enrichissement de la victime.
[7] Pour un autre exemple récent en droit des marques : TJ Paris, 19 déc. 2024, n° 22/12857 (condamnation à seulement 10.000 € dommages et intérêts (vs. une demande supérieure à 1 million €) d’un professionnel du “déstockage” de mobilier ; mais à plus de 20.000 € au titre de l’article 700).